Le triomphe de la Mère

Le Moyen Âge chrétien

 

 

On oublie trop souvent, surtout depuis que s’est en quelque sorte officialisé un antisémitisme endémique dans les civilisations européennes, que le christianisme est d’essence juive. Les Romains n’y voyaient pas autre chose qu’une secte juive, cette « abominable secte des christians », selon les propres termes de Pline le Jeune, et les juifs orthodoxes du 1er siècle de notre ère le considéraient bel et bien comme une déviance, une hérésie, dangereuse autant pour la doctrine que pour l’ordre public. Mais on oublie également que l’idéologie de cette secte s’est transmise en Occident par le canal hellénistique et qu’elle a été coulée dans le moule mis en place par les philosophes grecs de l’Antiquité. Saint Paul, le véritable fondateur du christianisme, était un juif, citoyen romain, mais de culture grecque, ce qui n’est pas sans conséquences pour la suite des événements, notamment sur les contradictions internes de cette nouvelle religion issue d’une synthèse entre des spéculations hétérogènes.

Parmi ces contradictions, deux paraissent incompatibles à première vue : le Dieu des juifs est « maître des armées », justicier et vengeur, exclusif, législateur sans pitié, jaloux, parfois raciste, tandis que le Dieu des Grecs est avant tout celui de la connaissance, de la dialectique, de la mesure, volontiers multiforme, et soumis lui-même à un destin qui lui échappe autant qu’à tous les êtres vivants. Le monothéisme paternaliste s’oppose alors à une sorte de polythéisme, ou tout au moins à une définition multifonctionnelle de la divinité, celle-ci étant beaucoup plus abstraite qu’il n’y paraît, parce que revêtue de colorations destinées à la rendre accessible au commun des mortels. Coincé entre ces deux notions, le christianisme a choisi : Dieu est amour, affirme-t-il, car l’amour est ce qui unit les contraires. Tel est d’ailleurs le sens profond du message évangélique. Telle est l’innovation fondamentale qu’apporte le christianisme à l’humanité59.

Et, en dernière analyse, c’est ce qui explique l’expansion de la nouvelle religion parmi toutes les couches de la population : le langage qui va être utilisé n’est plus un langage juridique, comme chez les Romains et chez les juifs pour qui les rapports entre l’humain et le divin étaient régis de façon contractuelle, et il n’est pas non plus un langage intellectuel à propos d’un dieu invisible discuté par les philosophes grecs ou même par les druides celtes. Le christianisme va s’adresser à ce qu’il y a de plus profond et de plus commun chez les êtres humains, la sensibilité. Et s’il est vrai que, selon Jean-Jacques Rousseau, l’origine du langage est à chercher dans l’expression des émotions et des sentiments, le discours chrétien ne pouvait que réveiller les pulsions d’amour que des siècles de spéculations intellectuelles avaient eu tendance à étouffer. Désormais, ce ne sera plus par l’observance minutieuse d’un contrat avec la divinité, ni par la compréhension de cette divinité que l’être humain obtiendra son salut, mais par un acte d’amour pouvant même aller jusqu’au sacrifice de sa propre vie au profit de l’Autre. Et l’antique justice divine, marquée par la loi du talion, va laisser place à la charité, acte gratuit qu’illustre magnifiquement la représentation de l’archange saint Michel faussant la pesée des âmes en appuyant son épée sur le plateau le plus léger de la balance.

Mais le Dieu des chrétiens est quand même le Yahveh hébraïque, revu et corrigé par les images de Zeus ou de Jupiter. Il est, sinon le Père des dieux, du moins le Père de Tout, et cette masculinité totale, absolue, est en contradiction avec la notion de tolérance et de pardon. Nécessairement, le Père est celui qui ordonne et qui châtie, et c’est la Mère qui intercède, ou qui pardonne. Or, la Mère a été éliminée du nouveau langage religieux, parce qu’elle évoquait trop de rituels païens. Les disciples de Jésus sont tous des hommes, même s’il a fallu éliminer le visage de Marie de Magdala, et la Trinité est considérée comme masculine. Cela ne pouvait durer, et c’est de la base même que l’antique image de la femme divine va refaire surface et prendre un essor si impétueux que les Pères fondateurs de l’Église vont devoir en tenir compte et canaliser cet élan. Ainsi va naître le culte de la Theotokos, la Mère de Dieu, que le concile d’Éphèse, en 431, va se résoudre à officialiser définitivement.

Ce n’est évidemment pas par hasard si cette position doctrinale a été prise à Éphèse, puisque cette ville était vouée depuis la plus haute Antiquité à la vénération de la Grande Déesse, celle que certains textes appellent la Diane d’Éphèse, et dont le nom recouvre une multitude de divinités féminines surgies d’innombrables traditions. Par la même occasion, on s’est efforcé de reconnaître à l’intérieur même de la ville d’Éphèse la maison qu’aurait habitée la Vierge Marie en compagnie de l’apôtre Jean. Dans la citadelle de l’antique déesse du Proche-Orient, on ne pouvait pas faire mieux pour honorer la Mère de Dieu.

Car l’essentiel était de canaliser cette pulsion d’amour qui portait les nouveaux chrétiens à implorer la Mère pour qu’elle fût leur médiatrice, celle qui pouvait comprendre leurs faiblesses, leurs erreurs, celle en qui s’incarnait l’amour d’une mère pour ses enfants, celle vers qui convergeaient tous les regards parce qu’elle était le soleil qui réchauffait de son énergie, de sa chaleur et de son amour les êtres qui erraient sur la terre à la recherche de la lumière. Le jeune enfant, plongé dans l’obscurité, a peur des fantômes qui rôdent dans la nuit et il réclame sans cesse la présence de sa mère, la rassurante, la toute-puissante. Il était donc parfaitement normal de présenter aux nouveaux chrétiens cette image sereine et accueillante d’une mère qui, pour n’être point une déesse, n’en était pas moins la Mère de Dieu. D’ailleurs, il le fallait, car les premiers zélateurs du christianisme, tant en Europe que sur les rivages asiatiques, n’éprouvaient nulle gêne à sortir d’une église où ils avaient entendu la messe pour aller s’engouffrer dans un temple dédié à une quelconque déesse. Cela ne leur semblait pas contradictoire, et les témoignages abondent à propos de ce syncrétisme pratiqué au cours des premiers siècles de notre ère.

Il était en effet difficile, sinon insurmontable, quoi qu’en dise l’hagiographie habituelle, d’anéantir les « faux dieux » sans en recueillir l’héritage. Polyeucte, tel que Corneille l’a dépeint dans sa tragédie – par ailleurs modèle du mauvais goût baroque du siècle classique –, est le type le plus parfait du néophyte intolérant, fanatique et iconoclaste, ayant la prétention de faire basculer d’un seul coup l’ancien monde dans une spiritualité dépouillé de tout attache avec le passé. Les situations réelles ne sont jamais si dichotomiques. Les Pères de l’Église n’avaient pas atteint le degré d’imbécillité que Corneille prête à Polyeucte, « martyr chrétien », bien au contraire, ils s’ingéniaient à greffer sur la spiritualité antique la nouvelle donne idéologique répandue par les Épîtres de saint Paul et les Évangiles attribués aux disciples de Jésus. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’ils l’ont fait avec génie, tenant compte des réalités profondes de l’esprit humain et lui fournissant ce qu’il attendait depuis si longtemps. L’esprit humain attendait une nouvelle définition de la Déesse des Commencements. Les Pères de l’Église, quelles que soient leurs divergences, très nombreuses dans les détails, ont largement répondu à cette attente si profondément ancrée au fond des âmes.

Il était en effet impossible de gommer l’image de la Grande Déesse aux multiples noms, cristallisée à cette époque sous les deux appellations principales d’Isis et de Cybèle ; cette dernière était associée officiellement au Mithra iranien dans le cadre de la religion dite métroaque, religion adoptée par les empereurs romains qui en étaient les premiers bénéficiaires du fait de leur assimilation au jeune dieu sans cesse mourant et renaissant, fils de la Grande Déesse, mère de tous les dieux. Le culte de Cybèle s’était répandu dans tout l’empire et, aux 1er et IIe siècles de notre ère, il faillit détrôner le christianisme par l’engouement qu’il suscitait. Il avait quelque chose d’envoûtant en ce qu’il plongeait au plus profond des croyances spiritualistes qui se répandaient autour de la Méditerranée et rejoignaient la mystérieuse théologie des peuples dits barbares, lesquels honoraient depuis toujours une divinité féminine solaire dispensatrice de toute vie.

Cette divinité risquait d’être fort encombrante dans le cadre de la théologie chrétienne, d’autant plus que son image était largement présente dans toutes les régions où s’exerçait la prédication évangélique. On sait que les juifs, comme plus tard les musulmans, refusaient de représenter Dieu sous une forme humaine, rejoignant en cela les anciens Celtes qui ne comprenaient pas qu’on pût figurer le parfait sous une forme imparfaite, l’infini sous une forme finie. De fait, dans les premiers temps du christianisme, la seule image qui fût tolérée était celle du poisson, signe de reconnaissance plus que représentation, et surtout pur symbole bâti sur le nom grec du poisson, ichtus, dans lequel on voyait les initiales de Iêsus Christos Theou Uios Sôtêr, c’est-à-dire « Jésus-Christ, fils de Dieu, sauveur ». Et cette interprétation n’était aucunement contradictoire avec le sens ésotérique du poisson en tant que créature de l’origine, donc pouvant signifier « dieu créateur ». C’est seulement vers le IVe siècle que, ne pouvant éliminer les images représentatives trop présentes autour des premières églises, on en vint à récupérer certaines d’entre elles et à leur donner une coloration toute chrétienne. Ce fut le cas pour la Vierge Marie, et il faut bien avouer que l’image de la Mère de Dieu doit beaucoup à Cybèle, tant du point de vue de la forme que du contexte.

Il y a en effet beaucoup d’analogies entre l’histoire de Cybèle et celle de Marie. Cybèle forme un couple parfait avec son fils Attis, mais on ne parle jamais du père. Certes, Attis est un fils-amant, ce qui est conforme aux mythes les plus anciens de l’humanité, concept absolument rejeté par le christianisme, mais il n’en reste pas moins que les rapports entre Jésus et sa mère sont d’une grande force évocatrice. Mais Attis meurt, et Cybèle se désole, ce qui n’est pas sans suggérer l’image de la pietà, cette Mater dolorosa tant de fois représentée au cours des âges. Or l’essentiel est qu’Attis renaît, et cela chaque année, entraînant dans sa résurrection tous ses fidèles : on ne peut qu’être frappé par cette coïncidence, qui ne doit pas en être une, et l’on comprend que le culte métroaque ait été sur le point de détrôner le christianisme60. Quant à Cybèle elle-même, la Mère divine, elle ne pouvait que préfigurer l’image de la Theotokos.

Mais le personnage de Cybèle était très marqué sexuellement. Or la notion d’amour exprimée dans le message évangélique dépassait de loin l’union sexuelle et visait à quelque chose d’universel et d’absolu. Le problème se posait d’adapter le modèle en l’épurant de tout ce qui rappelait, même de loin, les fêtes orgiaques et la prostitution sacrée qui encombraient le souvenir de la Grande Déesse aux multiples noms. Et très curieusement, les exactions du culte métroaque allaient fournir la réponse qui manquait. On sait en effet que les prêtres de Cybèle, les galles, au cours de cérémonies initiatiques encore mal connues, mais de caractère orgiaque, se châtraient volontairement dans le but de mieux servir la Déesse, soit pour mieux s’identifier à elle par féminisation, soit pour supprimer en eux toute tentation par une autre femme qui aurait fait oublier celle à laquelle ils se consacraient définitivement. C’était un acte exemplaire, surtout dans une société qui privilégiait la virilité. D’ailleurs, en accomplissant ce sacrifice qui les retranchait de la classe des guerriers, donc des actifs, les prêtres de Cybèle ne faisaient qu’actualiser le mythe d’Attis, châtré par lui-même, mourant symboliquement à la fin de l’année, mais renaissant immédiatement après. On comprend alors toute la portée de la « castration volontaire », telle qu’elle est exprimée par Jésus dans les Évangiles, et telle qu’elle a été pratiquée, du moins en principe, par ceux qui se prétendent les disciples du Christ. On comprend aussi beaucoup mieux la tendance pure et dure des Pères de l’Église à prôner les bienfaits de la chasteté et de la virginité, tendance qui se manifestera plus tard dans le vœu de chasteté monastique et le vœu de célibat sacerdotal. En éliminant les troubles parfums d’origine sexuelle qui émanaient encore des temples de la Grande Déesse, les organisateurs de l’Église romaine mettaient l’accent sur la disponibilité de tous ceux qui s’engageaient au service de Dieu et sur l’abandon volontaire de leurs fonctions sexuelles. C’est dans ce cadre que surgissait, épurée, rénovée, pudiquement confinée à son rôle maternel, la Vierge Marie, dotée de toutes les composantes qui se dissimulent sous son image. Si les déesses primordiales des mythologies anciennes étaient fécondées par le ciel, par l’air, ou par le feu, voire par un serpent, la Mère de Jésus a été fécondée par l’Esprit-Saint, et cette vague notion permettait de justifier sans l’expliquer la naissance insolite de Jésus, le Dieu fait homme.

Il faut dire que l’Annonciation, telle qu’elle est rapportée dans les Évangiles, et notamment par saint Luc, est riche de symboles : l’ange est un messager mais non un agent ; Marie est vierge et, bien qu’elle soit fiancée, elle entend bien le rester ; enfin, Marie accepte d’être la Mère de Dieu, la « porteuse d’infini », ce qui la hausse immédiatement au rang des déesses mères. Quant à Joseph, le « fiancé », qui, si l’on en croit les textes canoniques, n’a jamais été le mari, il incarne le chaste époux, devenant ainsi le modèle parfait de l’homme chaste – ou châtré – qui est au service exclusif de la divinité. Mais cela n’empêchait nullement les commentateurs de continuer à parler de la filiation davidique de Jésus par Joseph, ce qui constitue, il faut l’avouer, un remarquable tour de force.

Quoi qu’il en soit, la Vierge Marie a pris la place de Cybèle – ou de toute autre Déesse des Commencements. Et comme ses devancières ont été représentées sous forme humaine, elle le sera elle aussi, puisque les peuples d’Occident ont besoin d’images concrètes pour répercuter l’ineffable. Il y aura donc, en dépit des diverses querelles entre iconoclastes et iconodules, des représentations de la mère de Jésus, devenue par la parole du Crucifié à l’apôtre Jean la mère de tous les hommes, celle qui aime d’un amour égal la moindre des créatures et en laquelle on peut placer toute confiance parce qu’elle est essentiellement maternelle.

D’après une tradition solidement maintenue à travers les siècles, c’est l’évangéliste saint Luc qui aurait peint le premier portrait de la Vierge. Il est évidemment impossible, malgré les affirmations répétées des Pères de l’Église, de prendre la madone de Sainte-Marie-in-Via-Lata ou la madone de Sainte-Marie-Majeure, à Rome, pour des œuvres authentiques de ce médecin juif qu’était saint Luc, disciple de saint Paul, et qui, pas plus que son maître, n’avait connu la Vierge Marie. Mais le fait est là : toutes les représentations de Marie sont, d’après la tradition, des dérivés d’un portrait original de Luc. C’est d’ailleurs rendre hommage à cet évangéliste qui est le seul à parler longuement de la Vierge et de tout ce qui entoure la naissance du Christ. L’évangéliste Jean, qui, d’après les Actes des Apôtres, a vécu en compagnie de la mère de Jésus, est le seul à n’en pas parler, ce qui est plutôt étrange, car il semblerait qu’il ait été le mieux placé pour en porter témoignage. En fait, les représentations de la Vierge, tant en peinture qu’en statuaire, sont nées d’un modèle plus ancien, nécessairement préchrétien, et ont été agrémentées de détails extraits de récits considérés comme apocryphes, tels le Protévangile de Jacques, datant de la fin du 1er siècle, ou le Transitus Mariae, vraisemblablement rédigé au Ve siècle. On est très loin des détails que d’aucuns s’acharnent à considérer comme historiques.

Mais peu importe, puisqu’il s’agit d’examiner comment a évolué l’image de la Déesse des Commencements sous le nom de Marie à l’intérieur même de la société chrétienne. Il est incontestable que l’origine de l’iconographie mariale remonte au temps des catacombes, lorsque le christianisme n’était encore qu’une secte juive perdue dans une romanité décadente. Mais, dans ces représentations frustes, naïves et pourtant fort émouvantes, la Vierge n’occupe qu’une place très secondaire. On ne l’y découvre que comme comparse, au milieu de scènes illustrant la vie de Jésus. Il faudra attendre le IVe siècle pour que se dessinent les traits familiers de celle qu’on appellera plus tard la Madone. Les premières images où Marie apparaît seule se trouvent dans les églises de Syrie et du Proche-Orient. C’est de là qu’elles ont émigré vers l’Occident, suivant les routes commerciales et pénétrant ainsi les territoires anciennement celtiques où elles fusionneront avec les images des déesses mères pour donner naissance à un art tout à fait original et sous-tendu de nombreuses significations symboliques. Après que le pape Sixte III (432-440), immédiatement après le concile d’Éphèse, eut fait d’un ancien édifice romain un sanctuaire marial officiel sous le nom de basilique de Sainte-Marie-Majeure, la plupart des églises et cathédrales de France furent elles aussi vouées à la Vierge, de même que certaines abbayes, comme Autun, Tours et Poitiers. Et peu à peu, de nombreux sanctuaires prirent le nom de la Vierge Marie, Mère de Dieu, la Theotokos officialisée par le concile d’Éphèse. Cela ne faisait que correspondre à une volonté délibérée des fidèles de retrouver, à l’intérieur même du message chrétien, l’image de l’antique Déesse des Commencements, un instant écartée et occultée au profit du Sauveur, nécessairement masculin puisque capable de virilité et de puissance.

C’est évidemment dans l’empire byzantin, dernier reflet de la prétention romaine à dominer le monde, mais miroir fidèle de la mémoire ancestrale du Proche-Orient, que se manifestèrent les premières représentations de la Mère de Dieu. Certes, cette représentation ne fut pas acceptée d’emblée : il s’agissait de savoir s’il était décent de figurer la Mère divine sous une forme humaine, car un simple symbole utérin, tel qu’on en voit sur les parois des grottes paléolithiques aurait pu suffire à perpétuer le concept de divinité maternelle primitive. Mais, contre l’abstraction théologique des juifs, le réalisme philosophique des Grecs et la mode historicisante des Romains prévalurent et éliminèrent tous les scrupules. Il fallait avant tout rendre concrète une abstraction : quoi de plus naturel que l’image d’une mère, sous-tendant un monde infini de tendresse, de résignation, d’espérance et d’amour ? La vieille déesse mère qui, bien que génitrice, n’en restait pas moins une femelle en chaleur allait se retrouver dans l’image épurée de la Magna Casta, l’épouse très chaste du non moins chaste Joseph, lequel ne jouait pas un autre rôle que celui des prêtres castrés de la magnifique et triomphante Cybèle, l’éternelle Rome dont le christianisme allait reprendre intégralement la volonté de puissance.

Incontestablement, qu’elles fussent attribuées ou non à saint Luc, les premières représentations de la Vierge Marie sont dues aux artistes byzantins, derniers mystes de la déesse mère, et qui surent magnifiquement assurer le lien entre la Prostituée de Babylone et la Vierge exempte de toute souillure. Il suffisait de déplacer l’instinct sexuel et d’en faire le moteur même de l’agapê. Ainsi a-t-on connu très tôt trois types fondamentaux de représentations nés des convergences entre des civilisations mystiques (Palestine, Mésopotamie, Phrygie, monde dit barbare et monde hellénistique) et des civilisations philosophiques (Grèce et Iran, voire Inde brahmaniste ou bouddhiste). Ainsi virent le jour des peintures et des sculptures représentant la Hodigitria, portrait supposé de la Vierge en buste, la main droite sur la poitrine et tenant l’Enfant Jésus – la madone classique –, puis la Nikopeia, la « dispensatrice de victoire », dans une attitude royale avec son divin fils trônant sur ses genoux comme un roi, enfin la Vierge dite « orante », celle qui intercède en faveurs de ses multiples et innombrables enfants que sont les humains. Ces trois types de représentations sont les plus anciens et ont donné naissance en Occident à un nombre incalculable de variantes, selon les motivations qui inspiraient chaque peintre ou sculpteur.

Cependant, si l’on ne peut douter de l’existence, à partir du Ve siècle, d’une multitude de représentations mariales tant en Occident qu’en Orient, il est rare d’en découvrir d’authentiques ; ce n’est pas tant l’action du temps qui est responsable de ces lacunes, que les destructions systématiques qui se sont produites pendant plus d’un siècle, entre 725 et 842, au moment de la fameuse querelle des iconoclastes. Sous cette querelle, apparemment formaliste, se profilaient d’ailleurs des thèses idéologiques bien plus profondes concernant l’antagonisme entre le monophysisme, qui voyait en Jésus-Christ une seule nature, et le nestorianisme, qui distinguait en lui une nature humaine et une nature divine. De plus, il faut bien reconnaître que les iconoclastes, dans leur fanatisme destructeur, visaient avant tout d’innombrables survivances du paganisme à travers les représentations de ce qu’on appelait alors les « faux dieux ». Il fallut attendre 843 pour que le culte rendu aux images, peintures, statues ou sculptures, soit définitivement admis dans la religion chrétienne officielle, cela en partant du principe que tout ce qui a été vu peut être reproduit, les témoignages scripturaires faisant foi de cette réalité visible. Désormais, plus rien ne s’opposait à ce que l’on représentât la Vierge Marie, Mère de Dieu, au même titre que Jésus lui-même, tous ses apôtres, ainsi que tous les saints et les martyrs.

Mais le problème se pose, et est loin d’être résolu, de savoir si ces représentations sont des créations chrétiennes ou des récupérations d’objets cultuels antérieurs au christianisme. La période des iconoclastes a suscité d’innombrables anathèmes contre le culte des idoles, pierres, arbres ou statues, mais, malgré diverses condamnations par les conciles, notamment sous le règne de Charlemagne, les usages et les objets de culte idolâtre se sont maintenus à travers tout l’Occident, à tel point que le clergé, ne pouvant les extirper, s’est résigné à les « baptiser ». Il ne faisait d’ailleurs qu’appliquer la fameuse formule de saint Augustin (Épître à Publius, 47) : « Quand les temples, les idoles, les bois sacrés […] sont détournés de leur première destination et mis au service du vrai Dieu, leur cas est celui des hommes qui se détournent du sacrilège et de l’impiété, pour se convertir à la vraie religion. » C’est un aveu. Combien de Vierges Maries, une fois découvertes miraculeusement, et parfois légèrement retouchées, toujours repeintes et habillées, voire couronnées, sont en réalité des idoles païennes mises au service de la religion chrétienne ?

Il est également difficile et presque toujours impossible de repérer chronologiquement ces diverses représentations : certaines ne sont que des copies plus ou moins fidèles de figurations antérieures, d’autres ont été complètement revues et corrigées en fonction des impératifs socioculturels, quelques-unes même des reconstitutions conjecturales, comme c’est le cas pour les statues brûlées au moment des guerres de Religion ou de la Révolution. Mais elles témoignent toutes de la permanence de ce culte de la déesse mère, quelle que soit sa dénomination, tel qu’il est attesté depuis le début de l’histoire humaine.

À cet égard, l’une des plus fantastiques réalisations, et en même temps l’une des plus belles bien que parmi les moins connues, est la Vierge de Majesté qui se trouve dans l’église de Saulzet-le-Froid (Puy-de-Dôme). Caractéristique de l’art médiéval auvergnat, cet ensemble de la Vierge tenant son fils sur les genoux, dans une attitude qui évoque une profonde vision intérieure, est inoubliable. L’habillement de la Mère évoque irrésistiblement les gravures dolméniques comme celles de Gavrinis, en Bretagne, témoignant ainsi de la permanence d’un symbolisme issu de la nuit des temps. Ces courbes semi-concentriques, repérables sur plusieurs Vierges auvergnates, sont à la fois des chevelures, les vagues de la mer, les ondulations d’un champ de blé mûr sous le vent et les grandes lignes de force de l’univers tant de fois mises en valeur dans les gravures mégalithiques et dans les ornementations celtiques. On serait tenté de dire que la Vierge de Saulzet-le-Froid est une copie de l’antique Déesse des dolmens : même les mains de la Mère, qui semblent protéger le Fils, sont des tracés qui indiquent clairement que le centre de l’univers se situe dans le Fils plaqué contre le ventre de celle qui a donné naissance à Dieu – et par conséquent à tous les êtres vivants. La spéculation métaphysique est ici plus intense que jamais, et elle dépasse toutes les interprétations proprement esthétiques qu’on pourrait oser à ce sujet. Cette Vierge date du XIIe siècle, mais rien ne dit qu’elle ne soit pas la copie d’une représentation antérieure. Elle plonge au plus profond du passé mystique de l’Occident, davantage que cette Vierge de Saint-Nectaire, très célèbre et dont la beauté n’est pas contestable.

Toute différente devait être l’ancienne statue de Notre-Dame-du-Puy-en-Velay (Haute-Loire), si l’on en croit une réplique rustique qui en a été faite avant sa destruction pendant la Révolution61. Il s’agit ici de cette catégorie de représentation qu’on appelle des Vierges noires. La Mère est debout, Jésus également, tout contre elle, et tous deux ont d’étranges bonnets sur la tête, comme s’il s’agissait du souvenir de la tour qui ornait le sommet de Cybèle, la fameuse Cybèle turrigère si commune pendant le haut empire romain, mère de tous les dieux et de tous les hommes, héritière à la fois de la Déesse des Commencements du Proche-Orient, de la Herda germanique, de la Dana-Dôn celtique, ainsi que, on l’oublie trop souvent, de la mystérieuse turanna, la « tyran » des Étrusques, celle qui donne la vie et la mort, autrement dit la maîtresse des destins.

Ce type de Vierge debout, avec un enfant debout, n’est pas courant et l’on doit se demander si cette copie rustique de Craponne représente bien l’ancienne statue du Puy. Pour celle-ci, le doute subsiste : y en a-t-il eu une seule ou au moins deux ? Une tradition prétend qu’elle fut donnée à la cathédrale du Puy par Saint Louis lui-même et qu’il l’avait ramenée d’Orient. Mais comment se fait-il qu’avant le retour de Saint Louis d’Égypte en 1254, le pèlerinage du Puy-en-Velay fût célèbre en raison de la présence d’une statue miraculeuse de la Vierge ? Il est vrai que le site du Puy occupe l’emplacement de l’antique sanctuaire gaulois d’Anicium, nom dans lequel il n’est pas difficile de reconnaître celui de la mystérieuse Ana ou Dana des Celtes, la Déesse primordiale, mère de tous les dieux.

Le style dit auvergnat est cependant celui qui se rapproche le plus des traditions les plus archaïques de l’Occident. Les grandes lignes qui marquent le vêtement plissé des personnages ne peut qu’évoquer les grandes ondulations mégalithiques. Cela apparaît nettement sur la statue de Notre-Dame-de-la-Bonne-Mort de Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) et sur celle de Notre-Dame-de-la-Rivière de Beaumont (Puy-de-Dôme), qui date du XIIe siècle et a été redécouverte récemment62, et surtout dans la très belle Notre-Dame-la-Brune de Tournus (Saône-et-Loire), également du XIIe siècle : cette dernière statue représente la Vierge assise sur une cathèdre et tenant sur ses genoux un Jésus déjà adulte malgré sa petite taille, et semblant enseigner plutôt que bénir. Il est à remarquer que les mains de la Vierge sont immenses, comme si elles indiquaient son pouvoir de protection et de puissance sur son divin Fils. Mais là encore, il est difficile de ne pas admettre le parallélisme qui s’impose entre cette Vierge Marie chrétienne et cette déesse mère du IIIe siècle de notre ère découverte dans un puits funéraire, près du Bernard (Vendée), ne serait-ce que par l’attitude générale et les plis du vêtement.

Ces exemples se réfèrent à la Vierge de majesté, où l’attitude de Marie est celle d’une reine, ou plutôt d’une impératrice tenant triomphalement l’enfant-dieu. À Beaulieu-sur-Dordogne (Corrèze), la représentation de Notre-Dame qui se trouve dans l’église paroissiale exprime superbement cette majesté par une accentuation vestimentaire et par le visage noble et grave de la Mère. Bien qu’étant du XIIe siècle, cette statue annonce déjà les exagérations du baroque. Tout au contraire, la Vierge en majesté du portail nord de la cathédrale de Reims (Marne), qui date sans doute de 1175, demeure d’une simplicité remarquable qui met en valeur le caractère mystique de la royauté que Marie détient en elle-même. L’humilité prêtée au visage, les yeux mi-clos, la sobriété du décor, tout indique cette volonté de faire de Marie la reine de l’autre monde, d’un monde invisible et pourtant très proche. La différence est grande avec une autre Vierge de majesté, datant du XIIIe siècle, celle du portail de Sainte-Anne à Notre-Dame de Paris : ici la Theotokos est dans toute sa gloire, entourée d’anges et d’évêques, et son attitude, abandonnant toute trace d’humilité, est véritablement celle d’une triomphatrice portant le sceptre du monde. Il est vrai que le style gothique marque une mutation profonde de la dévotion en passant de la méditation solitaire à la cérémonie collective parmi les ors et les pompes. En fait, la Vierge en majesté de Reims représente une recherche individuelle permanente, celle de Paris un aboutissement, une certitude. Cela nous permet de juger l’évolution des mentalités en un siècle au sein même de l’Église catholique.

C’est cependant l’aspect maternel qui domine dans toutes les représentations du Moyen Âge. À Rouen (Seine-Maritime), une statue actuellement au musée des Beaux-Arts montre la Vierge allaitant Jésus. Il en sera de même pour une statue d’Orléans (Loiret), également au musée des Beaux-Arts. Certes, on avait un peu oublié que la Vierge Marie était une femme, qu’elle avait un corps, et même un sexe. Certes, cet allaitement reste très pudique sur ces statues, mais il constitue une sorte de reconnaissance de la seule fonction sexuelle tolérable pour la bienheureuse Marie « toujours vierge ». Il en sera tout autrement sur les peintures de la fin du Moyen Âge, en particulier sur le tableau du maître flamand, La Vierge et l’Enfant, actuellement au musée des Beaux-Arts de Dijon (Côte-d’Or) : ici, le sein droit de la Vierge est bien rebondi, bien visible, même si l’Enfant paraît s’en désintéresser complètement, le regard perdu dans le vague. Une certaine sensualité apparaît dans cette composition, et elle est encore accentuée dans le célèbre tableau de Jean Fouquet, La Vierge à l’Enfant, actuellement au musée royal des Beaux-Arts d’Anvers (Belgique), où la robe de la Vierge, largement échancrée, peut paraître inconvenante pour une œuvre religieuse. Mais cette peinture de Fouquet était-elle vraiment destinée à un édifice religieux ? On sait que le modèle suivi par Fouquet pour représenter la Vierge était Agnès Sorel, la Dame de Beauté, la maîtresse en titre du roi Charles VII. Le temps n’est pas loin où les formes prêtées aux personnages surnaturels vont de plus en plus se colorer d’une ardente sensualité. Mais ces œuvres sont des exceptions : un type domine largement, celui de la madone classique dont les exemples sont innombrables. Tout au plus peut-on signaler, parmi les plus remarquables, la Vierge au Trumeau sur le portail nord de la façade ouest de Notre-Dame de Paris, ou encore la Vierge dorée, à la remarquable douceur du visage, de la cathédrale d’Amiens (Somme).

Car si les attitudes ne changent guère et tendent à former des stéréotypes que les époques suivantes prolongeront, on en arrive de plus en plus à une sorte de « transfiguration » du visage de la Vierge. Ce n’est plus la passivité des statues primitives ou le mystère voulu de certaines représentations qui mettent en avant le caractère hiératique de la Mère de Dieu, modèle de perfection et de pureté, mais c’est la recherche passionnée d’un regard de tendresse tel qu’on en attend d’une mère humaine, la mère commune de tous les hommes si l’on en croit l’Évangile, puisque Jésus, avant de mourir sur la Croix, a fait de Marie la mère de l’apôtre Jean, et à travers lui de tous les êtres humains. Cette tendresse, on la retrouve continuellement à la fin du Moyen Âge : la Vierge Marie ne peut être que bonne, voulant le bonheur de tous ses enfants ; elle ne peut être que douce comme on suppose qu’elle l’a été avec l’Enfant Jésus. Et puisque le rôle d’une mère humaine est de nourrir, d’élever, d’éduquer, de consoler, le rôle de Marie ne peut être différent. De ces réflexions, qui sont autant de certitudes répandues chez l’ensemble des chrétiens, va naître le concept essentiel de médiatrice : si Jésus, et par conséquent Dieu, est lointain, parfois exigeant, toujours juste, il est préférable, lorsqu’on n’est pas sûr de soi, lorsqu’on se croit entaché de fautes, de prendre un avocat pour défendre sa cause. Et qui serait un avocat meilleur et plus efficace que la propre mère du Sauveur ? Tel est le message que nous délivre le tympan du portail royal de la cathédrale de Chartres (Eure-et-Loir) : il s’agit du jugement dernier, et le juge suprême est Jésus ; mais à la droite de celui-ci, Marie est à genoux, les mains jointes, et suppliant son Fils d’être généreux, indulgent envers ceux des humains qui se pressent devant lui. Ce type de Vierge orante apparaîtra donc bien souvent sur les portails des églises, surtout dans les représentations du jugement dernier. Sur le portail nord de Notre-Dame de Paris, où se trouve présentée la célèbre histoire du clerc Théophile, qui avait vendu son âme au diable et fut racheté par la Vierge, celle-ci apparaît nettement comme celle qui intercède, celle qui, par amour filial, se dévoue pour sauver le moindre de ses enfants, fût-il un grand criminel, eût-il renoncé de lui-même à son salut éternel. Le thème aura une grande diffusion dans toute l’iconographie chrétienne ultérieure, et cela jusqu’à nos jours.

La Mère de Dieu est donc une femme parmi d’autres, avec tous les sentiments humains que cela suppose. Quelles que soient les significations symboliques des événements supposés de la vie de Marie, ces événements peuvent concerner la vie de n’importe quelle femme de ce monde, à n’importe quelle époque : le thème est universel, et, de même qu’on voyait dans l’Antiquité païenne Déméter pleurer la perte de sa fille Korè, ou Cybèle se lamenter sur le cadavre d’Attis, on verra Marie tenir sur ses genoux le corps de Jésus lors de la descente de croix. Ainsi apparaissent les nombreuses pietàs répandues dans le monde chrétien, dont celle de Villeneuve-lès-Avignon, actuellement au musée du Louvre, est l’exemple le plus connu, et aussi le plus émouvant avec le visage intensément triste, infiniment douloureux, mais également infiniment tendre et résigné de la Vierge dont les mains jointes adressent au ciel l’ultime prière pour que le Fils soit admis dans la demeure du Père. Quelle est la femme qui n’a pas été, au moins une fois dans sa vie, et pour des raisons diverses, une Mater dolorosa ?

Mais ces représentations populaires, à l’usage de tous les fidèles, ne dispensent pas des interprétations plus intellectuelles, pour ne pas dire ésotériques du thème de la Vierge Theotokos. Ce n’est pas seulement la Mère sublime, mais néanmoins humaine, de Jésus qui est honorée dans ces figurations plastiques, statues, bas-reliefs, gravures, peintures ou enluminures, mais l’antique détentrice de la souveraineté sur l’univers, la cause première de toute existence, et cela bien avant la manifestation du Verbe qui, selon l’Évangile gnostique de Jean, était dans le principe (et non pas dans le commencement) du monde des relativités concrètes. L’art du Moyen Âge est le reflet d’une pensée, et cette pensée, malgré la pesanteur du dogmatisme romain, est loin d’être univoque. Même si elle ne cesse d’être consolatrice, voire lénifiante, la Vierge médiévale transmet plus que jamais un message, remontant à l’aube des temps et se manifestant parfois par des spéculations dites hérétiques ou même par des aberrations fantasmatiques, à savoir le concept d’une création permanente qui ne peut être que de nature féminine. Si Marie a été réellement la génitrice du divin en tant que « mère porteuse », elle ne pouvait être que l’incarnation d’un concept préexistant devenu incompréhensible, incommunicable et indicible, qui apparaît à travers les différents mythes concernant la création du monde.

C’est ce qui émane de la tradition chrétienne elle-même, en ce qu’elle puise dans l’Ancien Testament. « Je fus créée dès le commencement et avant les siècles », selon l’Ecclésiaste ; un passage des Proverbes est encore plus précis : « Adonaï m’a possédée au commencement de ses voies avant qu’il eût fait aucune chose dès le principe. J’ai été principiée dès les siècles, au commencement, avant que la terre fût. Les abîmes n’étaient pas encore et moi, j’étais déjà conçue, et les fontaines des eaux n’avaient pas surgi, et avant les collines, j’étais déjà enfantée » (8, 22). Les imagiers du Moyen Âge, détenteurs d’un savoir transmis plus ou moins de façon occulte depuis la nuit des temps, ont su exprimer cette notion d’antériorité de Marie-Miriâm. Les théologiens n’ont pas dit autre chose. C’est ainsi qu’Anselme de Canterbury écrit dans son De excellentia Virginis (chap.  IX) : « De même que le Seigneur, en créant toutes choses, est leur souverain, Dominus omnium, de même la Vierge, en réparant toutes choses par les mérites, est la Mère et la Maîtresse de toutes choses, Domina rerum. » Et, sur ces notions traditionnelles, Grillot de  Givry peut se permettre ce commentaire qui est en fait une constatation : « Dieu se servit donc pour incarner son Verbe de ce grand Principe féminin universel qui avait déjà reçu l’Esprit de Dieu en son sein lors de la création du monde ; il le concentra et le circonscrivit sous la forme d’une créature humaine qui fut Marie [car] seule l’épouse du Père avant les temps était digne, en effet, de devenir la mère du Verbe63.

C’est dans ce contexte qu’il convient d’examiner l’étrange « Chasse à la Licorne », bas-relief du XIIIe siècle qui se trouve dans l’église primatiale Saint-Jean de Lyon. On y voit en effet un chasseur poursuivant une licorne qui vient se réfugier aux pieds de la Vierge. Mais cette représentation a un double sens : d’une part, la Vierge accueille la licorne pour la protéger ; mais d’autre part, l’aspect phallique et surnaturel de la corne de l’animal fabuleux évoque nécessairement une union sexuelle d’ordre mystique. On est ici en présence de l’illustration parfaite du concept de la Vierge qui, à l’aube des temps, reçoit l’Esprit divin, bien avant de devenir matériellement la Mère de Dieu. Et cela, malgré l’inquiétante présence du chasseur qu’on peut considérer comme l’Esprit de négation, le vieux Satan qui lutte perpétuellement contre le Dieu de lumière. Le thème est assurément gnostique et, tout au long du Moyen Âge, il se développera dans l’iconographie, se chargeant souvent d’éléments alchimiques ou influencés par l’occultisme : l’aboutissement, quelque peu laïcisé, en sera la célèbre tapisserie de la Dame à la Licorne, l’une des œuvres maîtresses exposées au musée de Cluny, à Paris.

Si la Vierge est pénétrée, dès l’origine, de l’Esprit divin, elle joue inévitablement un rôle sacerdotal. Ayant reçu les pouvoirs, elle peut, dans une certaine mesure, prendre la place du prêtre à l’autel et célébrer elle-même le sacrifice : c’est ce que représente un magnifique tableau de l’école d’Amiens, datant de 1437, Le Sacerdoce de la Vierge, conservé au musée du Louvre. Mais ce n’est pas l’hostie qu’elle consacre, c’est tout simplement son Fils qu’elle tient de sa main gauche, tandis que celui-ci, de sa main droite, saisit le rebord de sa chasuble. Cette étonnante scène sera reprise beaucoup plus tard, de façon plus classique, par Ingres dans sa Vierge à l’hostie, également au musée du Louvre. Là, le dépouillement est total, et le visage de Marie, avec ses yeux mi-clos fixés sur l’hostie vers laquelle convergent toutes les lumières du monde, indique assez nettement la volonté du peintre de rattacher le culte de la Vierge Marie aux traditions préchrétiennes de la déesse mère, divinité primordiale d’où émane l’énergie qui se répand sur l’univers. Cette même idée se retrouve dans le célèbre Buisson ardent de la cathédrale Saint-Sauveur d’Aix-en-Provence, attribué à Nicolas Froment. La Vierge, portant son enfant sur ses genoux, est en effet entourée par les ramures comme par une couronne de flammes. Ce n’est ni plus ni moins que l’image de la divinité solaire, telle qu’elle apparaît dans les différentes mythologies nordiques, en particulier chez les Scythes et les Germains. Il est vrai que le Moyen Âge chrétien se termine dans une grande ambiguïté, marquée par un évident retour à une sorte de « paganisme » humaniste qui triomphera pendant ce qu’on appelle la Renaissance et qui perdurera, parfois très discrètement, jusqu’à nos jours.

La grande déesse
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